mardi 17 mars 2009

Bienvenue dans le vrai monde.

Il y a semble t'il un mouvement social effervescent en France. Il paraît même qu'il y aura une grève générale jeudi. En fait, ce message sera plus long que d'habitude. Je tiens à être précis, je ne voudrais pas que l'on comprenne des choses que je n'ai pas tapé. Mais, aujourd'hui, des étudiants venus d'universités parisiennes sont venus occupés mon école, Sciences Po. Intéressant. Si vous trouvez le message trop long, ne le lisez pas. Je vous aurai prévenu.

Au Québec, l'occupation est une des tactiques du mouvement étudiant et de d'autres mouvements sociaux. Elle n'est pas toujours efficace mais assez pour faire parler des revendications. La grève générale illimitée dérange souvent bien plus le gouvernement mais l'occupation ne laisse pas sa place non plus. Or, chez nous on occupe d'abord son cégep ou son université puis on va ailleurs, où ça fait mal. Ministères, Conseil du Patronat, et pour les fous, le Pont Jacques-Cartier.

Quand certains occupent le Conseil du Patronat c'est dans une logique différente que lorsqu'on occupe le cégep du Vieux. Le Conseil du Patronat, on l'occupe parce que c'est l'ennemi, le cégep parce que c'est à nous. Ce sont deux logiques différentes. Aujourd'hui, quand environ une centaine d'étudiants parisiens sont venus occuper Sciences Po, une école où ils n'étudient pas, ça relève de la première logique. Je vous ai déjà parlé de Sciences Po, quelle genre d'école c'est, sa réputation.

Voici donc un récit détaillé des événements d'aujourd'hui.

18h45: Je suis assis dans "La Péniche", le hall d'entrée en train de lire un nouveau livre, On the Road de Jack London. Traduction italien, faut bien que je me fasse un peu de vocabulaire. Et là, environ une centaine de jeunes, esquivant le contrôle de cartes d'identité imposé depuis plus d'une semaine à l'entrée, entrent de je ne sais où et déroule une bannière. Slogan: "Dissolution des IEP, l'élite française est "internée" (Je suis pas sûr du dernier mot). Vous voyez le genre. Ou encore, un autre à la rime difficile: "Quand le savoir est au service du pouvoir, les futurs chômeurs viennent voir les futurs cadres". Et vous savez le plus terrible, c'est que c'est exactement le cas. Impossible de douter que les étudiants de Sciences Po, et de ne pas m'inclure serait hypocrite, sont les futurs cadres et que les étudiants en sciences humaines d'universités publiques françaises seront en grande partie chômeurs.

L'occupation semble prendre tout le monde par surprise. Je croise des copains de SUD-étudiant, un syndicat auquel je sympathise, ils ont pas trop l'air de savoir quoi faire. D'autres amis, d'un groupuscule trotskiste dont la cordialité est inversement proportionnelle au nombre de leurs membres, commencent à distribuer des tracts mais n'avaient pas trop l'air prévenus non plus.

18h46: Première hostilité. Un étudiant de Sciences Po, tout à fait bourgeois, se met à insulter les occupants et crient l'injure suprême: "Gauchistes". Je souris. Là, quelqu'un me donne une pile de tracts. Je ne sais pas trop quoi faire avec. Je ne les ai même pas lus. Les gens me les prennent des mains. Je passe aussitôt pour quelqu'un de renseigné. Un espèce de directeur m'en demande un poliment. J'ai peur de m'être mis les pieds dans les plats.

18h50: Le groupe d'occupants entre dans l'amphithéâtre Boutmy, le principal de Sciences Po. Il y a un cours qui commence, et, manque de chance, c'est celui d'Olivier Duhamel.
C'est là que commence le plaisir. Le célèbre prof propose aux occupants d'assister à son cours sur la Cinquième République française (et mentionne qu'il doit recevoir quelqu'un comme l'ambassadeur américain ou quelque chose comme ça) et qu'il offrira 20 minutes de son cours en débat. Les occupants refusent. Il demande aux étudiants de Sciences Po, sagement assis à leurs places de voter. Immense majorité pour. Duhamel quitte. Avant de quitter, il tient à préciser au micro: Sciences Po n'est pas une Grande École mais plutôt "une université d'excellence". Il dit que Sciences Po est le seul Grand Établissement à avoir une convention ZEP, qui aide les étudiants de banlieues problématiques à entrer dans l'Institution. Tonnerre d'applaudissement des étudiants Sciences Po, dont une infime minorité participe réellement de ces conventions ZEP. Je suis un de ceux-là, dans un certain sens.

Sur la scène de l'auditorium, une fille fume une cigarette immense en y prenant un plaisir exagéré. Par dilettantisme, comme dirait Andrea, une argentine qui m'enseigne le français...
En arrière, où je suis assis, un gars se met à râler des obscénités. Il pue l'alcool (vade retro) et tient une canette de 1664 à la main. Et là, le vrai choc des cultures.

À McGill, j'ai suivi un cours original sur une comparaison entre les castes en Inde et les races au Brésil. Et, je savais que les castes étaient une organisation hiérarchique et héréditaire de la société mais il me manquait un élément pour en saisir l'essence. En fait, je ne comprenais pas comment des Brahmanes pauvres, d'une caste supérieure, pouvait dominer des Intouchables qui avaient fait fortune. Ce qui me manquait comme concept c'était celui du dégoût. Car le Brahmane est dégoûté par ses inférieurs. La répulsion va même jusqu'à être dégoûté de l'ombre de l'autre. Malheur au membre d'une caste supérieure qui se verra faire de l'ombre par un inférieur. De fait, les inférieurs devront donc se promener lorsque l'ombre est petite, en plein midi. Je simplifie à l'extrême mais c'est pour bien expliquer cette question de dégoût.

Car aujourd'hui, à Sciences Po, ce n'était que ça. Le mec qui criait des obscénités ne disait pas "Espèces de cons qui obéissez à votre prof" non, il parlait à un garçon de "bonne famille" et lui disais qu'il avait une chemise de pédé. D'aller se mettre de l'eau de Cologne. Jusqu'à le traiter de Nazis, ce qui était inévitable. Les occupants de l'avant de l'amphithéâtre scandent "Grève générale", celui avec la canette de bière répète "Guerre générale". Mais le dégoût des étudiants de Sciences Po est bien plus grand. Car il peut se fonder sur une valeur dominante: la méritocratie.

Car, officiellement, Sciences Po n'est pas une université américaine qui admet des étudiants en fonction de leurs parents. On appelle ça "legacy admission". À Sciences Po, chaque étudiant, en principe, doit réussir soit un concours (l'Institution en prend quelque chose comme 5%) ou une admission par dossier pour la maîtrise par-exemple. Les étudiants de Sciences Po sont donc dégoûtés par les intrus car 1) ils sont habillés différemment, parlent différemment et sentent différent (donc d'une autre classe) mais aussi 2) car s'ils ne sont pas à Sciences Po, ce sont forcément soit des idiots ou des lâches.

Mais, ne vous méprenez pas sur le titre de ce post. Les "gauchistes" venus de la Sorbonne et d'ailleurs ne sont pas "le vrai monde". Le titre fait référence à un grand graffiti sur l'arche d'entrée de l'Université Nationale à Bogota, sûrement la seule université pour laquelle, lorsqu'on tape son nom dans Google images, on trouve immédiatement des images de types cagoulés lançant des pierres à des policiers.

Tout ça pour dire que le choc entre les étudiants de Sciences Po et les "autres" a été brutal. Deux mondes qui se rencontrent. Et qui se méprisent.

Maintenant, passons à la partie "analyse politique" des camarades de Sciences Po. Certains vont se reconnaître. Sachez que je crois que vous avez tous raison et tous tort. Moi évidemment je n'ai que raison puisque pendant l'occupation j'étais en train d'écrire dans mon cahier, sans prendre part à quoi que ce soit. L'intellectuel de service, haut perché dans sa tour d'ivoire. Espérons que ça ne m'arrive pas trop souvent.

Les camarades de SUD se sont joint aux occupants, malgré la surprise. C'est la politique du fait accompli comme dirait Falardeau. La situation pour eux n'est pas de savoir si c'est une bonne chose ou non que des "étrangers" soient venus occuper. Il s'agir de faire avec. De travailler avec eux (c'était plus eux que elles). Les gens de l'UNEF, généralement si fiers de se dire majoritaires, se tiennent assez tranquilles.

Tout prêts de moi sont les trotskistes d'un groupe qui je baptiserai la "Portion", petit clin d'oeil. Un de ceux-là est un bon exemple de jusqu'où peut aller le prosélytisme. Le gars se lève à 5h du matin pour aller passer des tracts à la porte d'une usine à 1h de Paris. Il a jamais travaillé en usine mais il me rassure en me disant que les gens de l'extérieur peuvent jouer un rôle positif car ils ne sont pas sujets à la répression du patron. Honnêtement, ça me laisse songeur. J'imagine trop pas le gars se pointer à la Gate de Molson pour passer des tracts d'un groupuscule trotskiste issu de la scission d'une scission d'une scission. Ça veut pas dire que ce qui est écrit dans le tract est pas intéressant mais, sérieux, à Molson ça prendrait 5 minutes et les boss syndicaleux l'expulserait. Je précise. Pas les patrons, les boss syndicaleux. La vie est ainsi faite. Mais, moi à 5h du matin, je suis chez moi, à ne faire strictement rien pour changer cette société. Qui suis-je donc pour le critiquer?

Donc, les camarades de la Portion, sont manifestement contre l'occupation. Ils se délectent de l'amateurisme des occupants, s'en moquent à qui mieux-mieux. Beaucoup mieux que les étudiants de droite qui pourtant ne chôment pas dans les commentaires incendiaires. Car, effectivement, l'occupation de Sciences Po était une aventure. Menée par des aventuriers. Car Lénine n'a t'il pas lui-même critiqué l'aventurisme politique. Ce qu'il faut c'est donc créé un mouvement social, un Parti, une Armée (vous les mettez dans l'ordre qu'il vous plaît). Et cette occupation vient complètement de miner tous les efforts de mobilisation que pleins de gens (tant de la Portion que de SUD) ont mis au local, à Sciences Po.

Je vous épargne le récit de dialogues, quoique certains sont particulièrement édifiants. Je note quand même qu'à 18h25 on lit la liste de revendications de la coordination nationale des universités en lutte où il a été voté, et je cite, "pour la non-reconnaissance des diplômes du Vatican". À 18h45, un gars qui préside l'espèce d'Assemblée propose la parité garçon et fille dans les tours de parole. À ce moment, si mes notes sont bonnes, aucune fille n'a pris la parole. Cela fait une heure que l'occupation est commencée. Comme toutes les propositions, elle reste lettre-morte.

À cet effet, lorsqu'un ami de SUD vient voir ceux de la "Portion" il leur dit qu'il faut faire une Assemblée et voter des revendications, des propositions. Et là, le copain qui distribue des tracts aux portes d'usine s'exclame: "Sous le gauchisme, le légalisme le plus plat". Car, apparemment, avoir des tours de parole, voter des propositions et des amendements est du légalisme.

Je sors finalement à 19h17. On a déjà annoncé qu'il y avait 40 minibus de CRS, des types pas tout à fait sympatiques. À 19h15, une fille arrive et dit "C'est blindé de fachos dehors". C'est décidé, je sors.

Car, la politique française est parfois le fait d'affrontements violents avec des nazillons, je me vois pas trop me faire tabasser par une bande d'attardés d'extrême-droite pour m'être trouvé au mauvais endroit.

En fait, des néo-nazis il n'y en avait pas. Il y avait mieux. Des royalistes. Des partisans du retour de la monarchie. Là, c'est le comble. J'exulte et je me dépêche de rentrer à la maison pour le Ultimate Frisbee de 20h30. À l'extérieur, une foule massive (et des centaines de flics). Je croise les trotskistes de la Portion. Ils scandent des slogans folkloriques. À l'extérieur. On est définitivement plus confortable dans une manif d'appui qu'en dedans où les CRS menacent de faire le ménage. Leur dédain des "aventuriers" me rappelera mai 68, où le Parti Communiste se dissocia complètement du mouvement des étudiants. Ils ont eu raison, mai 68 n'a pas été une révolution guidée par un mouvement social avec des revendications claires. Mais ils ont aussi manqué un maudit gros bateau.

Le bilan. La mobilisation à Sciences Po est sûrement anéantie. Et puis? Au meilleur des cas on aurait été cherché 50 ou 100 étudiants de plus. Légitime l'occupation? Ça dépend de quel point de vue on regarde. Si l'on défend l'autonomie des luttes, c'est clairement de l'ingérence. Je comprends les amis de la Portion de s'être dissociés et de reprocher aux occupants de s'être parachutés. D'un autre côté, les idées élaborées et enseignées à Sciences Po, les idées des élites, occupent toutes les universités publiques. Pas besoin d'y aller en personne, les idées font le travail. C'est donnant-donnant.

Et l'occupation aura remis la lutte des universitaires à la première page. Ça, la mobilisation interne n'y serait jamais parvenue.

Article pas mal du côté de rue 89.

Une analyse semblable à la mienne ici (avec des photos pas mal).
Le communiqué des occupants.

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